Los Angeles et San Francisco accueillent les sièges d’entreprises en pointe au niveau mondial pour l’utilisation de l’IA, mais leurs usages de l’IA sont quasiment opposés. Au nord, on veut comprendre le monde ; au sud, on veut l’imaginer… Los Angeles et San Francisco innovent chacune à sa façon.
La promo imm 2023 a passé une semaine sur la côte ouest des Etats-Unis, du lundi 3 au samedi 8 avril dernier.
Nous avons parlé d’IA à chaque heure de chaque jour, que ce soit à San Francisco ou à Los Angeles. Le point commun est évident, mais il doit être analysé, au sens étymologique du mot : décomposé. Apparaissent alors des différences entre les deux villes, qui exigent que l’on partage sa semaine californienne entre la capitale du nord et la capitale du sud ; le risque, sinon, serait de rater une des deux dimensions clés des usages possibles de l’IA.
Le nom même de la Silicon Valley — la matière qui sert à fabriquer les puces électroniques — donne le premier indice de ce que nous pouvons y rencontrer : des entreprises qui placent le développement de la technologie au centre de leur mission.
Le nom de « Silicon Valley » ne recèle aucun mystère : l’Université de Stanford, créée à la fin du XIXe siècle, a été une pépinière de Prix Nobel et de médailles Fields. Des générations de chercheurs en sciences dures se succèdent — ce ne sont pas de doux rêveurs.
A l’inverse, le nom de « Hollywood » est entouré de mystères et a suscité de multiples légendes. Sa signification actuelle, pour le monde entier, recouvre les domaines de l’imaginaire et de la fantaisie. Les collines de la ville ont été depuis presque un siècle une pépinière de créateurs de studios de cinéma : Walt Disney, les frères Warner…
A San Francisco, le monde est simulé afin d’être maîtrisé
Revenons dans « la Baie », à 40 miles au sud de San Francisco. Nous avons par exemple rencontré les équipes de Nvidia : l’entreprise conçoit ici les puces destinées à faire rouler en toute sécurité les voitures autonomes dans le monde entier ; pour sécuriser la conduite autonome, les ingénieurs R&D de l’entreprise ont modélisé dans les moindres détails toute la baie de San Francisco (la réalité est entièrement reconstruite sur des galettes nanométriques de silicium), le moindre chemin est représenté avec une densité d’information incroyablement dense ; et, dans ce monde virtuel, les ingénieurs font circuler des voitures virtuelles, avant de les faire circuler en vrai. Le monde est simulé afin d’être maîtrisé. Telle est la vocation première de la Silicon Valley.
La Valley héberge les sièges mondiaux de Hewlett Packard, de Google, d’Apple, d’Adobe — qui se trouvent tous à portée de voix du campus de Stanford. Tesla a été fondée par un ingénieur issu de Berkeley (« l’autre » université, située juste en face de San Francisco). Les technologies de reconnaissance vocale (pensez à Siri) ont été développées à Stanford avant d’être reprises par Google, Apple et les autres. Et le projet OpenAI (à l’origine de chatgpt — information qui ne sera utile qu’à ceux qui reviennent d’un stage de spéléologie longue durée) a été dessiné dans un restaurant situé quasiment au centre d’un triangle Google-Apple-Stanford.
A Los Angeles, le monde est recréé pour notre plaisir
A 800 km au sud de San Francisco, nous avons rencontré les équipes de Disney : l’entreprise conçoit des histoires destinées à créer des émotions dans le monde entier. Les enjeux ne sont pas de mieux comprendre le monde mais de nous surprendre, nous faire rêver, pleurer et rire. L’IA est mobilisée pour créer des effets spéciaux toujours plus bluffants. Le risque n’est, ici, pas les fake news ni le deep fake (nous faire croire ce qui ne s’est pas passé ou ce qui s’est passé autrement en réalité), non, le risque ici est, au contraire, que l’on ne croie pas à l’histoire inventée, que l’on ne croie pas ce que l’on voit à l’écran, que l’on n’entre pas dans monde imaginaire qui a été créé pour notre plaisir.
Les collines de Los Angeles hébergent les sièges mondiaux des plus grandes sociétés de cinéma, qui se trouvent toutes proches les unes des autres (Disney, Universal, Warner, Pixar, etc.).
Tandis que San Francisco s’interroge comme Hamlet au début de son monologue : « Être, ou ne pas être, c’est là la question », à Los Angeles on poursuit le texte du monologue : « Peut-être rêver ! ».
Dans les deux cas, en revanche, on est heureux d’innover. Souvenons-nous des trois blessures narcissiques infligées à l’humanité : Copernic avec l’héliocentrisme nous chassait du centre du monde, Darwin avec les hasards de l’évolution nous faisait chuter de notre statut de Créature suprême, et Freud avec l’inconscient nous faisait perdre la maîtrise que nous croyions avoir sur nous-mêmes. La quatrième blessure approche peut-être : l’humanité dépassée par une forme d’intelligence artificielle. Mais celle-ci, au lieu de dépiter les Californiens, les réjouit.
La géographie technologique de la Californie est originale. Entre le monde qui est — le monde de la science, le monde des contraintes réelles, au nord —, et le monde qui « n’est pas » — car il s’invente, s’émancipe des contraintes et de la pesanteur, au sud —, faut-il choisir ? Certainement pas. Voilà pourquoi nous partageons notre semaine. Et nous nous en réjouissons.
Pierre Varrod, directeur des contenus imm.